vois la cire se consumer, j’imagine un petit sablier qui s’égrène et le temps s’écouler. La flamme d’une bougie est aussi fragile que le temps présent. Elle tient bon mais passe en un instant. C’est pourquoi j’ai longtemps pensé qu’il était inutile d’allumer un cierge dans les églises. À quoi bon ?
Je laissais ce geste pieux aux inconnus qui passent, à ces femmes venues de pays lointains, chrétiennes du bout du monde exilées chez nous, femmes de ménage, auxiliaires de vie, qu’on voit souvent seules dans les églises déposer leurs sacs devant la Vierge pour allumer un lumignon, se signer et repartir sans doute rappelées par un prochain devoir.
Mes prières n’avaient pas besoin d’une bougie. Mes intentions n’avaient que faire d’une flamme vacillante. Je crois même que je considérais ce geste comme superstitieux, confondant l’humble poésie des rituels, la beauté des signes, l’importance de l’habitude dans la foi, du sacré, et la superstition. Cette arrogance se justifierait à la limite si je me sentais fort, mais dès les premiers doutes, à l’heure des remises en question, des certitudes balayées, je n’ai même pas la lueur minuscule d’un lumignon pour m’aider.
Je ne devrais jamais oublier les mots de la Prieure dans les Dialogues des Carmélites de Georges Bernanos : «Ainsi chaque prière, fût-ce celle d’un petit pâtre qui garde ses bêtes, c’est la prière du genre humain. Ce que le petit pâtre fait de temps en temps, et par un mouvement de son cœur, nous devons le faire jour et nuit. Non point que nous espérions prier mieux que lui, au contraire. Cette simplicité de l’âme, ce tendre abandon à la Majesté divine qui est chez lui une inspiration du mouvement, une grâce, et comme l’illumination du génie, nous consacrons notre vie à l’acquérir, ou à le retrouver si nous l’avons connu, car c’est un don de l’enfance qui le plus souvent ne survit pas à l’enfance…»
Sentant ma foi plus fragile et croyant ma prière vaine, j’ai eu besoin du secours des bougies. Dans des églises où j’entrais depuis toujours, dans celles que je visitais pour la première fois, je me suis mis à glisser une pièce de monnaie dans le tronc et à allumer des lumignons. L’autre jour, seul dans Sainte-Sabine, au détour d’une promenade méridienne, j’ai déposé un cierge devant saint Dominique. Là-bas sur l’Aventin, au fond de la basilique, son icône voisine avec la « pierre du diable ».
Dans le silence des heures creuses, j’entendais par la porte ouverte le froissement des feuilles mortes raclées par le vent. Et dehors, ce ciel bleu immense. Moi, je venais seulement déposer dans l’obscurité, au pied du saint, les intentions d’un monde extérieur. Cet automne, de passage en Bretagne, je laissais une autre bougie à Notre-Dame-de-Bon-Secours à Guingamp. Le lendemain matin, en passant devant la chapelle extérieure où la Vierge noire est exposée, j’aperçus ma petite bougie qui brûlait encore là où je l’avais déposée.
J’y trouvais un certain réconfort, comme si ma prière de la veille tenait bon. Elle me disait : « Je suis là. Va, ne t’en fais pas. » La bougie est mon ex-voto éphémère de citadin qui n’a jamais pris la mer. Je n’ai perdu personne au large, je n’invoque pas les disparus, je n’ai pas à remercier la vierge pour un sauvetage ou une guérison. Ma blessure est moins profonde. Ma tristesse moins triste. La vie m’a épargné bien des soucis. Mon ex-voto est seulement ce cierge qui tient bon, une nuit, quelques heures, brûlera sans moi et peut-être soutiendra d’autres gens dans leur prière. De loin, les flammes réunies auront la couleur d’un grand feu.
Dans la paroisse où j’ai grandi, on mettait devant l’autel quatre bougies entourées d’une couronne de pommes de pin au début de l’Avent. Chaque dimanche, on allumait l’une d’elles. L’enfant qui attendait Noël apprenait la patience au rythme des bougies. Il aurait bien voulu se précipiter avec un briquet et les allumer d’un coup pour qu’aujourd’hui soit déjà Noël. Mais elles lui enseignaient que l’amour est un jeu de patience. Qu’il faut du temps. Priant pour lui et avec lui, les bougies l’aidaient à attendre la fête et préparaient humblement sa joie. Aussi mon erreur fut-elle d’oublier les bougies de l’enfance et de ne pas croire qu’elles peuvent aussi nous sauver. Qu’elles sont une prière qui se passe de mots. D’une certaine manière, j’avais la méfiance de ceux qui finissent par se demander à quoi sert de prier.
Pierre Adrian