Communauté de Paroisses St. Gabriel Val de Sarre Nord

 

 

Plus de 300 personnes ont participé au repas du réveillon de Noël à Sopot, en Pologne, le 24 décembre 2022. Ce traditionnel repas polonais du réveillon était organisé par l’organisation caritative chrétienne Caritas Pologne.  Vadim Pacajev / SIPA

Dans son exhortation apostolique « Dilexi te » (« Je t’ai aimé »), publiée le jeudi 9 octobre 2025, Léon XIV fait de la charité envers les pauvres le critère de vérité du catholicisme. Face aux hérésies contemporaines, il durcit le ton : oublier ou mépriser les pauvres ne relève pas de la simple indifférence morale, mais d’une rupture avec l’Évangile.

Dans le premier grand texte de son pontificat, Dilexi te (« Je t’ai aimé »), sa première exhortation apostolique, publiée le jeudi 9 octobre 2025 et signée le jour de la fête de saint François d’Assise, Léon XIV reprend un texte amorcé par le pape François avant sa mort, et consacré à la pauvreté. Il confirme les engagements de son prédécesseur, et pousse la cohérence jusqu’au bout.
Quand Léon XIV écrit : « La charité n’est pas une voie facultative, mais le critère du vrai culte » (Dilexi te, paragraphe 42), il ne s’agit pas d’une formule : le pape engage ici une relecture de ce que signifie être catholique. En signant ce texte d’une trentaine de pages, il confirme que le pontificat qui s’achève n’a rien d’un hapax. L’engagement pour les pauvres n’était pas l’obsession du pape argentin, c’est « le critère du vrai culte » catholique.

Ici, Léon XIV ne signe pas un texte social de plus, il renverse une hiérarchie implicite : on ne peut plus dire « j’ai la foi donc je m’engage pour les pauvres ». C’est précisément l’inverse : la rencontre avec le Christ, but de toute vie chrétienne, a lieu en priorité dans la rencontre avec les pauvres. « Nous ne sommes pas dans le domaine de la bienfaisance, mais dans celui de la Révélation », insiste Léon XIV (paragraphe 5). L’engagement pour les précaires, les migrants, les malades, les personnes âgées isolées, ceux qui vivent dans la rue, n’est pas une conséquence sociale de la foi : c’est la foi elle-même.
L’« option préférentielle pour les pauvres », expression souvent réduite à un courant ou une sensibilité dans l’Église, retrouve ici sa signification première, théologique : ce n’est pas une option humaine, c’est un choix de Dieu. C’est Lui qui les préfère. « Dieu montre en effet une prédilection pour les pauvres : c’est d’abord à eux que s’adresse la parole d’espérance et de libération du Seigneur… » (paragraphe 21). Et les autres ? La Parole leur est, bien entendu, également adressée mais à travers les plus pauvres.

 

Un antidote
Léon XIV franchit ainsi un seuil doctrinal : il ne demande pas aux catholiques de faire preuve de générosité, mais de reconnaître là où Dieu habite. Là où ils peuvent le rencontrer. Être catholique, c’est marcher du côté des pauvres.
Cette redéfinition résonne dans un contexte de montée, dans plusieurs pays, d’un courant populiste de droite radicale, tenant volontiers un discours sur Dieu, mais condamnant l’engagement envers les précaires. Son emblème : Donald Trump, qui promet « d’éradiquer les préjugés antichrétiens », mais parle de migrants comme « empoisonnant le sang du pays » et promet d’expulser de Washington les sans-abri. Dans son discours, et celui de ses relais européens, la pauvreté devient un crime, la compassion une faiblesse, la réussite un signe d’élection.

À tous ces détournements, Léon XIV répond de manière tranchante : « Il n’est pas possible d’oublier les pauvres si nous ne voulons pas sortir du courant vivant de l’Église qui jaillit de l’Évangile et féconde chaque moment de l’histoire. » Ce paragraphe 15, longuement développé, donne le ton à l’ensemble d’un texte où Léon XIV se révèle.
Certes, il prend le temps d’écouter. Certes, il a le sens de l’unité. Mais le texte qu’il signe témoigne qu’il n’a aucune peur de trancher : « Même les chrétiens, en de nombreuses occasions, se laissent contaminer par des attitudes marquées par des idéologies mondaines ou par des orientations politiques et économiques qui conduisent à des généralisations injustes et à des conclusions trompeuses, dit-il. Le fait que l’exercice de la charité soit méprisé ou ridiculisé, comme s’il s’agissait d’une obsession de quelques-uns et non du cœur brûlant de la mission ecclésiale, me fait penser qu’il faut toujours relire l’Évangile pour ne pas risquer de le remplacer par la mentalité mondaine. » Dilexi te est un antidote.

D’objets à sujets
Élément notable, l’exhortation apostolique prend soin de ne pas faire de la pauvreté une catégorie spirituelle, mais de parler de personnes réelles. Dès le premier chapitre, Léon XIV donne d’ailleurs une définition assez précise de ce qu’il entend par « pauvres ». Au paragraphe 13, le pape cite un document adopté en 1984 par les États européens – ce qui est à relever : « on entend par personnes pauvres, écrit-il, les individus, les familles et les groupes de personnes dont les ressources matérielles, culturelles et sociales sont si faibles qu’ils sont exclus des modes de vie minimaux acceptables » là où ils vivent.
Aucune idéalisation : la pauvreté n’est pas ici présentée comme un choix moral, c’est un fait, fruit de choix de société inégalitaires, et de nos « illusions ». « L’illusion d’un bonheur qui découlerait d’une vie aisée pousse nombre de personnes à avoir une vision de l’existence axée sur l’accumulation de richesses et la réussite sociale à tout prix, y compris au détriment des autres et en profitant d’idéaux sociaux et de systèmes politico-économiques injustes qui favorisent les plus forts », dénonce le pape.

Dans la continuité des textes de François, mais avec ici une plus grande rigueur conceptuelle, Léon XIV rejette deux dérives : celle de la spiritualisation, qui transforme la pauvreté en simple symbole de détachement, et la « bienfaisance », terme qu’il emploie négativement : « Les pauvres sont des sujets capables de créer leur propre culture, non des objets de bienfaisance » (paragraphe 100).
Ce choix sémantique est capital. Le pape invite ici les croyants non pas à agir pour les pauvres, mais avec eux : les précaires dont il parle sont protagonistes, acteurs, parlants. Cette insistance, déjà présente chez François, trouve ici une formulation magistérielle. Elle prolonge la théologie de la libération, dont Léon XIV reconnaît ici explicitement l’apport, citant le document romain de 1984 – critique de cette théologie – pour en retenir un passage positif : « Le souci de la pureté de la foi ne va pas sans le souci d’apporter, par une vie théologale intégrale, la réponse d’un témoignage efficace de service du prochain, et tout particulièrement du pauvre et de l’opprimé ». L’auteur de ces lignes est le cardinal Ratzinger, futur Benoît XVI. La légitimité de l’expérience latino-américaine d’après Vatican II, façonnée par la souffrance et la résistance de populations entières, est ici rappelée.

Sur le fond, Dilexi te cherche à unir ce que certains séparent : foi et engagement, prière et service, culte et charité. Incidemment, les débats liturgiques sont invités à prendre de la hauteur : « Au cœur de la liturgie chrétienne, on ne peut séparer le culte de Dieu de l’attention aux pauvres » (paragraphe 40), écrit Léon XIV en citant saint Justin (IIe siècle).
La charité devient un critère : si le culte ne conduit pas à la compassion et à la rencontre avec les pauvres, elle est vide de sens, dit en substance le pape. Cette articulation liturgique et sociale, inédite par sa netteté, s’oppose clairement à une pratique religieuse seulement intéressée à la pureté des rites. Mais aussi à un engagement social coupé de la foi.

Pour Léon XIV, aider les pauvres, c’est aussi les accompagner spirituellement. Dans Dilexi te, il rappelle que la précarité ne se réduit pas au manque matériel. « La pire discrimination dont souffrent les pauvres est le manque d’attention spirituelle (…). L’option préférentielle pour les pauvres doit se traduire principalement par une attention religieuse préférentielle et prioritaire », rappelle-t-il, citant Evangelii gaudium, la première exhortation apostolique de son prédécesseur. L’aide véritable, dit Léon XIV, ne consiste pas seulement à nourrir ou à soigner, mais à rendre la dignité et la parole, à redonner du sens à une vie. À faire renaître l’espérance. C’est ce qui en fait une mission privilégiée de l’Église.
François Odinet, théologien et auteur d’une préface de Dilexi te (à paraître aux éditions de l’Emmanuel), relève cette phrase, centrale : « L’Église n’est pleinement épouse du Seigneur que lorsqu’elle est également sœur des pauvres » (paragraphe 58). « Ce texte contient une charge politique contre les mesures d’austérité, la société de consommation, mais il est avant tout une adresse aux catholiques, dit le théologien. Comme une question : avez-vous conscience que la qualité de l’Église se mesure à la qualité de sa relation avec les pauvres ? »

Tranchant évangélique
Par son architecture, Dilexi te demeure une exhortation apostolique classique : relecture patristique, longue méditation sur la tradition monastique et éducative chrétienne, puis ouverture eschatologique : « La charité chrétienne, lorsqu’elle s’incarne, devient libératrice » (paragraphe 61). Deux mille ans de christianisme sont ici relus à l’aune de la pauvreté. Le pape mobilise par exemple saint Ambroise et saint Augustin pour rappeler que l’aumône n’est pas un geste philanthropique, mais une voie de purification. Il célèbre la pauvreté volontaire des ordres mendiants, symbole d’une Église « pèlerine, humble et fraternelle, qui vit parmi les pauvres non par prosélytisme, mais par identité » (paragraphe 67).
Il n’oublie pas le rôle des femmes dans cette histoire : Louise de Marillac, les Filles de la Charité, les Ursulines… Leur sens du « toucher », leur proximité concrète avec les malades… « Ces références ne sont pas nouvelles, mais les rassembler ici en montre la cohérence. Elles font système, relève le théologien franciscain Frédéric-Marie Le Méhauté. Avec cette exhortation, une pratique envers les pauvres devient un critère d’orthodoxie ».

Au fond, Dilexi te ne propose pas un programme social, mais une conversion du regard : être catholique, c’est accepter que la vérité de la foi soit cachée de manière privilégiée dans le visage des pauvres. Dans un monde où l’aide humanitaire est parfois perçue comme naïveté, où les aides sociales sont attaquées et où l’on peut évoquer l’euthanasie des sans-domicile-fixe à une heure de grande écoute sur la principale chaîne d’information des États-Unis, Léon XIV rend à la charité son tranchant évangélique. Mépriser les pauvres, rappelle Dilexi te, n’est pas catholique.

Par Mikael Corre, envoyé spécial permanent à Rome
La Croix