LA CROIX - Nicolas Senèze et Loup Besmond de Senneville
Publié le 21 avril 2025 à 10h01
Avec la mort du pape François ce lundi 21 avril, s’achève un pontificat marqué d’une volonté de réformes destinées à redonner à l’Église sa crédibilité évangélisatrice, et qui laissera une empreinte durable dans l’Église.
Il est une anecdote que le pape François a souvent employée au cours de son pontificat. Un bon mot utilisé jusqu’à sa mort, pour parler de l’un des objectifs principaux que lui avaient fixés les cardinaux électeurs, en 2013. « Faire des réformes à Rome, disait-il, c’est comme nettoyer le sphinx d’Égypte avec une brosse à dents. » L’image dit tout de la difficulté à laquelle s’est heurté le pape François, mais aussi de l’action de celui qui dirigea l’Église universelle ces 12 dernières années : un pontificat de réformes. Des années au cours desquelles l’ancien archevêque de Buenos Aires a tout fait pour que le catholicisme retrouve des accents évangéliques, qui devraient laisser une empreinte durable dans l’Église catholique.
Ce pontificat a débuté, au soir du 13 mars 2013, par une surprise. Peu de monde avait envisagé l’élection – en à peine plus d’une journée – du cardinal Jorge Mario Bergoglio. Tout juste élu, ce jésuite argentin a tranché par son style, saluant la foule d’un simple « Bonsoir » et s’inclinant pour lui demander sa bénédiction avant de donner la sienne. Un geste qui annonçait d’emblée un axe majeur de son pontificat : François, nourri par le concile Vatican II et la théologie du peuple – la branche argentine de la théologie de la libération qui lui a transmis une véritable « mystique du peuple » –, signifiait qu’il entendait être un pape du peuple et avec le peuple, dans une Église « peuple de Dieu », en dialogue avec les différentes cultures.
Le nom qu’il s’était choisi en disait aussi beaucoup, référence directe à saint François d’Assise. « L’homme de la pauvreté, l’homme de la paix, l’homme qui aime et préserve la Création », expliquait-il quelques jours après son élection aux journalistes, racontant comment son voisin au conclave, le cardinal Hummes, l’avait embrassé en l’exhortant : « N’oublie pas les pauvres ! » La référence au Poverello sera d’ailleurs explicite dans deux de ses encycliques : Laudato si’ (2015) et Fratelli tutti (2020).
S’il a vite refusé d’habiter au Palais apostolique avec tout ce qui pourrait le faire apparaître comme un monarque, le nouveau pape a aussi montré immédiatement sa capacité à décider et à prendre les mesures demandées urgemment par les cardinaux lors des rencontres précédant le conclave. Des rencontres où le cardinal Bergoglio avait fait forte impression en plaidant pour une Église moins « autoréférentielle », moins « repliée sur elle-même », plus ouverte sur le monde, évangélisatrice.
Des rapports difficiles avec la Curie
Entouré d’un Conseil de cardinaux – un par continent –, il s’est attaqué aux réformes structurelles, commençant par les finances vaticanes traversées depuis plusieurs années par des scandales à répétition. Celui qui avait vécu les ravages de la crise économique argentine était conscient du rôle délétère et corrupteur de l’argent, et a fait le ménage. Dans la lignée de son prédécesseur Benoît XVI, il a renforcé les contrôles. Au point que le Vatican a cessé d’être considéré comme un paradis fiscal et a même, peu à peu, récupéré d’importantes sommes détournées. Conséquence de ces décisions : François a ordonné en 2021 l’ouverture d’un procès pour sanctionner les responsables de placements hasardeux de la Secrétairerie d’État. Parmi les mis en cause : le cardinal Angelo Becciu, ancien substitut, condamné par la justice vaticane à cinq ans et demi de prison, un verdict historique.
Cette réforme financière se double d’une réforme de la Curie, que François aura transformée par touches successives jusqu’à la constitution Praedicate evangelium, entrée en vigueur en juin 2022. Si le texte n’en bouleverse pas les structures séculaires, elle se veut la pierre d’angle de cette « réforme de la manière d’être » à laquelle il appelait dès les premières semaines de son pontificat. Symbole fort : elle place en tête des dicastères de la Curie – l’équivalent de ministères – celui pour l’évangélisation, signe de la priorité donnée à une annonce renouvelée de la foi.
Pour la Curie, dont il a diagnostiqué les 15 maladies spirituelles dans un discours-choc le 22 décembre 2014, le pontificat du jésuite Bergoglio a constitué des années d’« exercices spirituels » : François a, de fait, essayé d’instiller au gouvernement central de l’Église une dynamique de conversion spirituelle et de discernement. Une volonté de subsidiarité aussi : l’ancien président de la Conférence épiscopale argentine savait les relations difficiles entre les épiscopats locaux et le centre romain. D’où sa volonté d’une « saine décentralisation », renforcée par Praedicate evangelium, et d’une Église moins pyramidale. Le maître-mot était ce qu’il appelait la « synodalité », par laquelle il entendait révolutionner les modes de décision au sein de l’Église catholique.
Cette réforme en profondeur de la gouvernance de l’Église, François a cherché à la diffuser à travers le Synode sur la synodalité, un vaste processus de consultation et de discernement de l’Église, en plusieurs étapes, dont la feuille de route publiée en octobre 2024 proposait une nouvelle manière de gouverner moins rigide et plus décentralisée, avec une attention, y compris théologique, aux contextes.
Mais cette synodalité s’est vue, paradoxalement, doublée par un mode de gouvernance interne extrêmement vertical. À la Curie, le pape François a été parfois accusé de brutalité – une critique croissante à la fin de son pontificat. Par exemple lorsqu’il a mis au pas l’Ordre de Malte, après des années de lutte interne. Ou changé la gouvernance de Caritas, réagissant à des problèmes de gestion de personnel. Mais aussi par la centralisation des médias du Vatican ou la réforme du diocèse de Rome. Surtout, il se méfiait de la Curie, comme elle se méfiait de lui. Mettant en place, à la résidence Sainte-Marthe, où il vivait et travaillait, un cercle de conseillers qui n’apparaissaient sur aucun organigramme, le pape a doublé le travail de sa machine de gouvernement. La renonciation de Benoît XVI, en raison d’une fatigue évidente, mais aussi de la multiplication de scandales au sein d’une Curie dont le pape allemand avait fini par perdre le contrôle, n’était sans doute pas étrangère à cette attitude.
Une manière très ferme de concevoir ses décisions
Tout cela valut à François d’être traité de « dictateur » par certains de ses détracteurs, notamment par ceux pour qui la synodalité voulue par François était une perte de pouvoir et une potentielle « protestantisation » de l’Église.
Enfin, assumant le discours de Benoît XVI sur « l’herméneutique de la réforme dans la continuité », il estimait clos le débat sur l’interprétation de Vatican II : il plaidait pour son application, rejetant toute idée de « réforme de la réforme » sur le plan liturgique et critiquant vivement le « cléricalisme » gangrenant l’Église. De quoi provoquer tensions et incompréhension parmi les fidèles les plus attachés à des formes traditionnelles de la liturgie.
Cette manière très ferme de concevoir ses décisions s’articulait avec de larges phases de consultation et de dialogue au sein de l’Église. Ainsi, dès le premier Synode qu’il convoqua, en octobre 2014 sur la famille, il expliquait qu’il ne voulait « ni un congrès, ni un “parloir” ». Il appelait les participants à la « parrhésie », c’est-à-dire une parole libre et franche, sur un sujet qu’il jugeait essentiel, ayant bien pris conscience que l’approche moralisatrice de l’Église avait montré ses limites.
« Nous ne pouvons pas insister seulement sur les questions liées à l’avortement, au mariage homosexuel et à l’utilisation de méthodes contraceptives. Ce n’est pas possible, affirmait-il dès septembre 2013 dans un entretien aux revues jésuites. L’annonce évangélique doit être plus simple, profonde, irradiante. C’est à partir de cette annonce que viennent ensuite les conséquences morales. » Cette conception de la miséricorde le poussait à distinguer la personne et les actes, comme dans le cadre de l’homosexualité. « On doit distinguer le fait d’être gay du fait de faire un lobby ; parce que les lobbys, tous ne sont pas bons. Celui-ci est mauvais. Si une personne est gay et cherche le Seigneur, fait preuve de bonne volonté, qui suis-je pour la juger ? », avait-il lancé ainsi, à la surprise générale, lors de sa conférence de presse de retour des JMJ de Rio en juillet 2013.
C’est au nom de cette approche évangélique, et de son inscription dans un « contexte d’évangélisation » que le pape François ouvrira, fin 2023, la possibilité pour les prêtres de bénir les couples « en situation irrégulière », dont les divorcés remariés et ceux formés de personnes de même sexe. Une décision qui provoqua un vent de fronde dans l’Église catholique et que les évêques africains refusèrent d’appliquer.
Un discours social sur l’immigration et l’écologie
François aura été « pro-vie » à sa manière : au sujet de l’avortement, un « homicide » qu’il comparait au recours à un tueur à gages – « les femmes ont le droit à la vie : leur vie, et celle de leurs enfants » –, au combat contre la peine de mort, supprimant du Catéchisme de l’Église catholique, en août 2018, l’ambiguïté qui rendait admissible dans certains cas ce châtiment. Ou encore quand il plaidait pour l’accueil des migrants qui risquaient leur vie en Méditerranée. Résonnent encore ses mots lancés avec force au tout début de son pontificat depuis la petite île italienne de Lampedusa, au large de l’Afrique : « Aujourd’hui aussi cette question émerge avec force : qui est le responsable du sang de ces frères et sœurs ? Personne ! Tous, nous répondons ainsi : ce n’est pas moi (…). Mais Dieu demande à chacun de nous : Où est le sang de ton frère qui crie vers moi ? »
Inlassablement, au cours de son pontificat, François aura attaqué cette « culture du bien-être qui nous amène à penser à nous-mêmes, nous rend insensibles aux cris des autres », cette « culture du déchet » qui laisse sur le bord du chemin les plus petits et les plus faibles : de l’enfant à naître dont on avorte au vieillard abandonné, en passant par le malade qu’on souhaite euthanasier, le migrant qu’on veut rejeter à la mer, le chômeur considéré comme inutile. « Il faut oser parler de l’intégrité de la vie humaine, de la nécessité d’encourager et de conjuguer toutes les grandes valeurs », insistait-il, regrettant « la disparition de l’humilité chez un être humain enthousiasmé malheureusement par la possibilité de tout dominer sans aucune limite ».
Ces mots figurent dans son encyclique Laudato si’ sur la « sauvegarde de la maison commune », où il dénonçait aussi les effets délétères de la culture du déchet sur l’environnement, cette « Terre Mère », Création de Dieu confiée aux hommes qui la martyrisent. Plus qu’une encyclique « verte », il y voyait un « texte social » allant plus loin que la seule « intégrité des écosystèmes », ne cessant de proposer au monde un nouveau style de vie, une « sobriété heureuse ». « Tout est lié », répétait à l’envi ce pape, qui proposait ainsi aux chrétiens un nouveau rapport au monde prônant la « culture de la rencontre » contre celle du déchet. Son discours sur les migrants s’est heurté aux populismes. Ce défenseur d’une inculturation diverse de la foi était désolé de voir certains catholiques sensibles à l’extrême à des discours sur la « défense » de la « civilisation chrétienne » au détriment d’une Europe ouverte et solidaire. Quant à son insistance sur le discours social, il fut souvent qualifié de « communiste » dans les milieux d’affaires, notamment outre-Atlantique, où l’on préférait voir l’Église se cantonner à la liturgie ou à la morale sexuelle. Pétroliers et entreprises minières n’eurent pas de mots assez durs pour critiquer ses prises de position sur l’écologie, tandis que sa réforme des finances vaticanes gênait ceux qui, pendant des décennies, avaient utilisé le petit État comme un paradis fiscal et sa banque comme un établissement offshore.
François, en effet, n’aura cessé de mettre en garde contre les dangers de l’instrumentalisation d’une foi idéologisée. Pour ce jésuite, la vérité de la foi n’était pas une idéologie désincarnée se suffisant à elle-même mais s’ancrait dans la personne même du Christ. « La foi n’est pas une idée, nous déclarait-il en juillet 2020. On insiste à juste titre sur la vérité, mais on oublie comment elle peut s’articuler avec la bonté et la beauté. »
Le dossier des violences sexuelles dans l’Église
Cette idéologie froide, trahison de la foi, c’est aussi celle qu’il identifiait dans le cléricalisme, « manière déviante de concevoir l’autorité dans l’Église – si commune dans nombre de communautés dans lesquelles se sont vérifiés des abus sexuels, des abus de pouvoir et de conscience », ajoutait-il dans sa Lettre au peuple de Dieu d’août 2018. La réforme du code de droit canonique intervenue en juin 2021 s’est inscrite aussi dans le cadre de la lutte contre les abus commis par des clercs. Elle a apporté des modifications importantes à propos des sanctions pénales dans l’Église.
Le dossier difficile de l’éradication de la pédocriminalité dans l’Église – une tâche jamais terminée – aura provoqué de fortes résistances dans les structures ecclésiales. Paradoxalement, elles l’ont sans doute poussé à avancer plus loin. Héritant d’un passif de plusieurs décennies, François n’a en effet pas pu, ni voulu, se voiler la face devant les abus commis par les clercs et, surtout, leur dissimulation par la hiérarchie.
En pleine crise des abus, le pape a adressé une Lettre au peuple de Dieu (20 août 2018). Il y dénonce les effets du cléricalisme. « Chaque fois que nous avons tenté de supplanter, de faire taire, d’ignorer, de réduire le peuple de Dieu à de petites élites, nous avons construit des communautés, des projets, des choix théologiques, des spiritualités et des structures sans racine, sans mémoire, sans visage, sans corps et, en définitive, sans vie. Cela se manifeste clairement dans une manière déviante de concevoir l’autorité dans l’Église – si commune dans nombre de communautés dans lesquelles se sont vérifiés des abus sexuels, des abus de pouvoir et de conscience – comme l’est le cléricalisme, cette attitude qui “annule non seulement la personnalité des chrétiens, mais tend également à diminuer et à sous-évaluer la grâce baptismale que l’Esprit Saint a placée dans le cœur de notre peuple” (…). Dire non aux abus, c’est dire non, de façon catégorique, à toute forme de cléricalisme. »
En novembre 2020, la publication par le Vatican du rapport sur sa gestion fautive de la carrière épiscopale du cardinal déchu Theodore McCarrick a constitué un précédent notable. Les erreurs commises au Chili – sur lesquelles il s’était excusé de manière inédite pour un pape – lui avaient fait prendre conscience de la nécessité de changer d’approche.
Pour lui, l’opération vérité, quoique difficile, était indispensable à la crédibilité de l’Église : au-delà de la « tolérance zéro » prônée par Benoît XVI, il a donc voulu s’attaquer, écrivait-il en mai 2018 aux catholiques chiliens, à la cause de « la culture de l’abus » et du « système de couverture qui lui permet de se perpétuer ». Sans pour autant jamais aller jusqu’à reconnaître explicitement le caractère systémique des abus dans l’Église.
C’est aussi au nom de cette lutte contre les abus que le pape argentin a tenté de remettre à plat les structures de pouvoir de l’Église pour y réintroduire la notion de service. Il le fit en promouvant le rôle des laïcs dans l’institution, non contre les prêtres, mais à leurs côtés. Il nomma peu à peu des laïcs à la Curie, dont quelques femmes, à des postes de direction, et pour la première fois, une religieuse à la tête d’un dicastère, poste réservé jusque-là aux cardinaux. En septembre 2019, juste avant le Synode sur l’Amazonie où la question avait été longuement débattue, il avait également incité les évêques à instituer un nouveau ministère, ouvert aux laïcs hommes et aux femmes, et consacré à la proclamation de la parole de Dieu.
Le pape et les femmes
Au cours de son pontificat, le pape François a clamé haut et fort son souci d’inclure davantage les femmes dans la vie de l’Église. Il leur a notamment ouvert le lectorat et l’acolytat (lecture des textes et service de l’autel). Il a également nommé des femmes à des postes à responsabilités dans la Curie, y compris au sein des dicastères jusqu’alors réservés aux prélats et cardinaux. Pour la première fois, une femme a pris la tête d’un dicastère de la Curie, sœur Simona Brambilla, nommée en janvier 2024 préfète du dicastère pour les instituts de vie consacrée. François a contribué à faire évoluer la culture du Vatican, sans la changer pour autant. La question du diaconat féminin demeure, elle, ouverte et sans avancée concrète.
Évidemment, une telle vision de la structure pyramidale de l’institution a bousculé la vision traditionnelle d’une Église, encore largement héritée du concile de Trente, qui plaçait en son centre le seul ministère du prêtre axé sur la célébration de l’Eucharistie. Mais, pour François, il en allait de la crédibilité de l’Église. Il était persuadé que, pour assurer sa principale mission – l’annonce de l’Évangile–, elle devait se réformer en profondeur.
Se préoccupant plus d’« initier des processus que d’occuper des espaces », il savait qu’il ne verrait pas l’aboutissement de cette réforme au long cours commencée au concile Vatican II et qui devra se poursuivre bien après sa mort. Au successeur de François de décider de son sort. Et de son irréversibilité.