Confesser à la fois la Trinité et l’unicité de Dieu est pour bien des chrétiens une difficulté majeure. Pourtant, la communion du Père, du Fils et du Saint-Esprit est au cœur de notre foi.
Selon le Nouveau Testament, la rupture entre Jésus et les autorités juives, le centre des controverses et de son procès, fut sa revendication d'un lien singulier avec Dieu : « Ce n'est pas pour une œuvre belle que nous voulons te lapider, mais pour un blasphème, parce que toi qui es un homme, tu te fais Dieu » (Jean 10, 33) ; « Dès lors les Juifs n'en cherchaient que davantage à le faire périr, car non seulement il violait le sabbat, mais encore il appelait Dieu son propre Père, se faisant ainsi l'égal de Dieu » (Jean 5, 18).
Six siècles plus tard, les musulmans se scandalisent : « Impies ceux qui ont dit : "Allah est le troisième d'une triade" Il n'est de divinité qu'une Divinité unique » (Coran, V, 7). En « ajoutant » le Fils et le Saint-Esprit à la foi au Dieu unique, les chrétiens ne rendent-ils pas le dialogue impossible avec les autres croyants ?
Pourtant, l'originalité trinitaire, telle qu'elle apparaît dans la célébration du baptême, dans le « Gloire à Dieu », le Credo ou les prières eucharistiques, est indéracinable de la foi chrétienne. Mais comment expliquer que les chrétiens, qui continuent, comme Jésus et avec lui, à croire en un seul Dieu, aient pu en venir ainsi à croire « aussi » en Jésus ?
De la foi de Jésus à la foi en Jésus
Jésus demeure le modèle parfait du croyant (Hébreux 12,2). Or la foi juive en un Dieu unique n'est pas d'abord une croyance, un système de pensée. Ce « monothéisme » est d'abord un art de vivre : c'est manifester, dans les choix de la vie, que Dieu seul est Dieu, que rien n'est Dieu sauf Dieu.
C'est un combat permanent contre la divinisation de tout ce qui n'est pas Dieu, les « idoles » : le pouvoir, l'argent, la nation, le sexe, les rites religieux eux-mêmes, tout ce que nous sommes toujours tentés de sacraliser. La profession de foi du Deutéronome, le « Shema Israël », « Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l'unique » (Deutéronome 6, 4), n'abolit rien de la vie des hommes mais elle relativise tout par rapport au seul absolu, Dieu. C'est, encore aujourd'hui, une vraie libération de tous les Pharaons.
Jésus a hérité de ses pères cette foi contestante. Il est même le champion de ce monothéisme : s'il y a bien quelqu'un pour qui rien n'est dieu sauf Dieu, ni César, ni les liens familiaux, pas même le Temple ou le Sabbat, c'est bien lui. « Il a mis sa confiance en Dieu. Que Dieu maintenant le délivre ! », reconnaissent même ses ennemis au pied de la croix (Matthieu 27, 43). Jésus a pris au sérieux sa confession de foi, il l'a traduite en actes.
La foi est donc cette relation à Dieu qui remet tout à sa juste place. Ce qui a frappé les premiers compagnons de Jésus, c'est précisément l'intensité, la proximité, l'intimité de sa relation à Dieu. Là est son originalité, manifestée dans son comportement et dans sa prière.
Cette audace tranquille avec laquelle il enseigne (« On vous a dit, moi je vous dis… », Matthieu 5), la justification qu'il en donne (« Mon enseignement ne vient pas de moi mais de celui qui m'a envoyé » Jean 7, 16), sa façon de disposer du pardon de Dieu (« Tes péchés sont pardonnés », Marc 2, 5), le pouvoir qu'il a de vaincre la maladie et de terrasser les puissances du mal, tout cela atteste une relation tout à fait particulière avec celui que tous nomment Dieu et que, lui, ose appeler Père, et même « mon Père ». C'est cette singularité qui fascine les uns et scandalise les autres.
Au point que, très vite après sa mort et sa résurrection, ses disciples en viennent à associer à la réaffirmation traditionnelle de leur foi l'attestation de la relation unique de Jésus avec ce Dieu unique : « Il n'y a pour nous qu'un seul Dieu, le Père, de qui tout vient et vers qui nous allons, et un seul Seigneur, Jésus Christ, par qui tout existe et par qui nous sommes » (1 Corinthiens 8, 6).
Donner à Jésus ce titre de Seigneur, qui dans toute la première alliance est propre à Dieu, ce n'est évidemment pas le substituer à Dieu : « Jésus Christ est Seigneur à la gloire de Dieu le Père », chantent les Philippiens (2, 11). A sa gloire, pas à sa place : Seigneur avec Dieu, comme lui et en lui, en raison de sa relation unique avec lui, relation d'origine et d'intime proximité suggérée par le titre de Fils.
Le Credo du baptême
Héritiers de la foi de Jésus, les chrétiens continuent donc de proclamer : « Nous croyons en un seul Dieu ». Et c'est bien le Créateur, le Dieu d'Abraham et de Moïse, le Dieu qui sauve et qui fait alliance. Mais désormais ils le proclament Père en un sens nouveau et beaucoup plus fort puisque, avant même d'être le créateur de tous les hommes et le père d'Israël et de son roi, il est depuis toujours le Père de ce Fils devenu l'un d'entre nous, Jésus.
Dans le Nouveau Testament « Dieu » reste le nom propre du Père. Quand ce nom est sujet d'une phrase (en grec, O Theos, avec l'article), il désigne toujours le Père. Mais la nouveauté surprenante est qu'on en soit venu, après Pâques, à attribuer à Jésus lui-même ce titre de Dieu. Telle est la foi de Thomas quand il reconnaît le Ressuscité, confessant sa divinité dans le moment même où il en comprend les plaies : « Mon Seigneur et mon Dieu » (Jean 20, 28). Ce qui permet à l'évangéliste de proclamer dès son Prologue que le Verbe, la Parole éternelle de Dieu, est depuis toujours à ce point tourné vers Dieu qu'il est Dieu comme Dieu : « Et le Verbe était tourné vers Dieu. Et le Verbe était Dieu » (Jean 1, 1).
Les lettres de Paul, elles aussi, à plusieurs reprises, donnent à Jésus les titres de Seigneur et de Dieu, non seulement dans des confessions de foi (Romains 10, 9 ; 1 Corinthiens 12, 3 ; 2 Corinthiens 13, 13), mais parfois même au détour d'une phrase, comme si cela allait de soi (voir Romains 9, 5 ; Tite 2, 13). D'où, dans le Credo, l'apparition d'un second article, comme une sorte de redoublement de l'unicité : Unique est Dieu, Unique est ce Fils si proche de lui, tellement un avec lui, qu'il est Dieu avec lui et en lui.
Et, toujours sans faire nombre avec la foi dans l'Unique, le Credo rebondit une fois encore, dans un troisième article, lié à la troisième plongée du baptême, pour confesser l'Esprit, appelé lui aussi Seigneur, source divine de la vie, et englobé, avec le Père et le Fils, dans une seule et même adoration.
Là encore, les chrétiens n'ont pas le sentiment d'innover : Jésus n'a-t-il pas lui-même, dans ses paroles d'adieu, parlé de l'Esprit comme de quelqu'un, lui attribuant des actions personnelles (venir, enseigner, rappeler, témoigner…, Jean 14, 15 et 16), allant jusqu'à le présenter comme un autre lui-même, un « autre Paraclet » (Jean 14, 16 et 26 ; 15, 26) ?
Voilà pourquoi, sans rien renier de la foi de Jésus dans le Dieu Unique, nous croyons au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Et cela change non seulement notre compréhension de Dieu mais aussi, radicalement, notre compréhension de l'homme et de sa vocation.